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Le silence des morts

La boue a envahi les rues de Bab-El-Oued. Détruisant tout sur son passage. L'enfer, quand Dieu n'est pas présent.

 

 

Le 10 novembre 2001, en une seule journée, les précipitations qui se sont abattues sur Alger ont atteint un cumul de plus de 200 mm et généré des crues de plusieurs centaines de mètres cubes par seconde. Le petit quartier de Bab El-Oued a été le plus touché et les pertes humaines sont considérables. On dénombrera 706 morts et près d’une centaine de disparus. 

 

De l’eau sale venue d’un ciel carnivore. Une eau qui tombe sans cesse, lourde et bruyante. Une eau meurtrière qui s’engouffre dans les rues d’Alger la Blanche, dans l’entonnoir de Bab El-Oued, dans les maisons dormantes. Une eau qui se répand partout comme un poison dans les veines. Puis viennent les cris, la peur, la souffrance et finalement le silence boueux des enfants, des femmes et des hommes pétrifiés à jamais dans une horreur indescriptible. 706 algérois et algéroises fait de cette argile crissante, extraite d'une boue malléable, retrouvèrent le Tout Miséricordieux un 10 novembre 2001. Dans un silence assourdissant.

 

Le 11 novembre, l’enfer nous accueille avec une rangée de dizaines de visages muets, ravagés. Je partagerais toujours ce sentiment avec Frédéric Cheutin, journaliste à La Provence. Ensemble, nous avons dû expliquer les raisons de cette catastrophe. Témoigner sur une ville défoncée, renversée, sans dessus dessous. Et raconter ces grappes humaines accrochées à tout ce qui est parois, escaliers, balcons, rampes, leurs yeux hagards à regarder plus bas les corps sans vie des algérois que l’on déterre à mains nues, les cimetières de carcasses de voitures, les toits effondrés, les montagnes de boue, la mort qui s’immisce partout, sournoise, traîtresse.

 

Nous retenons notre souffle. On n'est jamais préparé à une telle horreur et devoir en témoigner vous semble parfois aller au-delà de vos compétences d’homme, de journaliste. Il nous faudra pourtant l’écrire, la photographier malgré la présence continue de ce policier chargé de notre sécurité. Impossible d’y échapper. Les autorités Algériennes ne plaisantent pas avec la sécurité des journalistes étrangers. Ce brave homme essayera de m’accompagner dans les entrailles boueuses des maisons éventrées d’où s’échappait l’odeur si particulière de la chair morte. Je le perdrai beaucoup, souvent et chaque soir il me fera la leçon. «  c’est pour votre sécurité ! »  Sécurité ?  Oui, il a raison la tension était palpable mais le Diable n’apparaît qu’à celui qui le craint. Et avec Frédéric nous n’avions pas peur. Comment aurions-nous pu ? Comment ne pas comprendre la colère de ces femmes, de ces hommes qui attendaient de découvrir leurs morts ? Comment ne pas essayer de soulager leurs larmes, leur besoin de nous parler ? Comment ne pas suivre cet enfant qui me prend la manche et m’emmène vers ce qui était sa maison ?

 

- Viens, viens ils sortent ma grand-mère. 

 

Ils sont là les secours, entourés d’une masse compacte et silencieuse. Ces pompiers, ils en ont vu des cadavres, des corps déchiquetés, des massacres. Ils ont déjà tellement souffert. Nous, nous ne sommes pas prêts avec Frédéric. On patauge dans les morts. Je photographie un peuple qui se démène à mains nues, avec des morceaux de tôles, des bouts de bois. Ils grattent souvent cette boue infâme avec leurs ongles, espèrent la clémence d’un ciel toujours menaçant. Ils dégagent des monticules d’une terre souillée du sang de leurs proches. Ici cette femme au visage gonflé, là cet enfant aux traits bleutés. Les pompiers travaillent sous des draps tendus à bout de bras par les bénévoles pour que les cadavres ne soient pas exposés aux regards des hommes mais c’est souvent insuffisant.

 

- Viens, viens me dit toujours ce petit garçon aux yeux noirs.

 

Bab El-oued les martyrs. Bab El-Oued aux ruelles étroites et entortillées, ensevelies sous des tonnes de boue. Mourir de boue, mourir d’un torrent de larmes.

 

- C’est ici, elle est en bas.

 

Je comprends que nous nous tenons devant ce qui était sa maison. Je comprends qu’il veut que j’entre, que je prenne mon appareil photo et que je descende sous terre pour rejoindre les pompiers qui creusent, plus bas, deux mètres au-dessous de cette ancienne rue. Il le veut pour elle, pour sa mémoire, pour qu’elle existe encore, demain. Alors je me faufile, je rampe dans ce trou béant. Au rez-de-chaussée, toujours plus bas, à la faveur du travail des secours, je vois les murs effrités et les trous béants dans les plafonds. Ce monde part en lambeaux, je fuis mes sanglots. Je suis au-dessus d’eux, ils sont en-dessous de moi. Elle est là. Corps disloqué, sans vie, immobile. Que puis-je faire ? Il n’y a pas de Deus ex Machina. Il n’y en a jamais eu. Je le sais, maintenant.

 

Bab El-oued echouhada

 

On dévale vers le carrefour du désastre. Tout est chaos. La pluie s’est remise à tomber. Nos yeux portent toujours vers le ciel. Nos questions sont sans réponses. C’est un décor de désolation. Maisons détruites, rues crevées par des canalisations saturées, poteaux arrachés et partout l’armée qui surveille d’éventuelles émeutes. Nous nous arrêtons à la manufacture de tabac. Je croise le regard de ce pompier, affalé, et la fatigue de ses yeux saturés d’horreur. Nous ne tardons pas à découvrir son effarant secret. L’usine est devenue le cimetière de dizaines de pauvres salariés engloutis sous des montagnes de ballots de feuilles de tabac. Ici les secours exhument le corps des jeunes filles enterrées devant leur machine. Là des pompiers découvrent les papiers d’identité d’un disparu. La pénurie de cadavres n’est pas pour demain. Et toujours ces regards qui portent vers mon appareil photo, récipiendaire de testaments post mortem. C’est un choc pour Frédéric, c’est un choc pour moi. El Alia, le cimetière le plus vaste du pays, est devenu le seul lieu où se déversent dans un flot continu des centaines de cadavres. Le silence est assourdissant. Devant ces grilles, le visage enfoui dans leurs mains, ou sous les masques distribués par les services sanitaires, les familles attendent. L'odeur des morts est couverte par celle, âcre, du désinfectant. Cette odeur ne nous quittera plus jamais, tout comme la vision du mur de photos que ces femmes, ces hommes observent avec attention. C’est une fresque d’horreurs composée des photographies cliniques, froides, sans concessions, des souffrances des morts figées dans une dernière grimace.

 

Derrière ces masques de douleur qui semblent pousser un ultime cri muet, derrière les hautes grilles du cimetière, s’étendent sous des tentes étouffantes les nombreux caissons en bois. Ils sont ici, tous les morts. Tout ces visages bleus pâles. Gonflés par les eaux d’un Oued à la fureur inconcevable. Tous ces corps pétris de boue. Comment photographier ? Comment ne pas pleurer ? Comment ne pas fuir ? Comment font-ils pour ne pas hurler et briser le lourd silence des morts ? Comment traduire la beauté du visage de cette femme ? sa force ? son immense courage alors qu’elle reconnaît celui qui naquit de son ventre doux et chaud ? Celui qu’elle a nourri de son amour ? Comment maîtriser ces spasmes qui secouent chacun de mes muscles ? Comment catalyser cette rage sourde qui monte en moi et la faire jaillir de mon appareil photo ?

 

C’était un banal 10 novembre 2001. Mais, à cause de la bêtise de quelques hommes et d’un ciel carnivore, grondant sans répit à qui voulait l’entendre, que la fin était proche, 706 corps fait de cette argile crissante, extraits de cette boue malléable, disparurent, emportés par Celui qui fut créé par le feu d’une chaleur ardente. L’enfer, quand Dieu n’est pas présent.

 

 

                                                                                                                  Florian Launette

 

 

 

 

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