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9179 Pyramiden

 

Si vous cherchez un lieu abandonné des hommes où le temps semble s'être arrêté, rendez-vous à Pyramiden, ancienne ville minière Russe qui repose au pied de la montagne du même nom, là-haut, tout là-haut, à 10 degrés du pôle nord. 

Si vous cherchez un lieu abandonné des hommes où le temps semble s’être arrêté, rendez-vous à Pyramiden, ancienne ville minière Russe qui repose au pied de la montagne du même nom, là-haut, tout là-haut, à 10 degrés du pôle Nord. Cette étrange ville fantôme est un lieu unique situé en Arctique, sur l’île norvégienne du Spitzberg dans l’archipel du Svalbard, par 79 degrés de latitude nord. Ancienne enclave d’une Union Soviétique aujourd’hui disparue, elle fut autrefois habitée par des centaines de mineurs et leurs familles qui tous, au printemps 1998, abandonnèrent la ville en seulement quelques jours. Pyramiden, flanquée au cœur d’une terre inhospitalière, époustouflante, résume à elle seule l’utopie d’une nation qui, venant s’installer dans ce bout du monde, promettait à ses habitants des rêves de vie meilleure et de société parfaite.

Nous sommes à seulement 900 kilomètres du pôle Nord et à quatre heures de navigation de la ville de Longyearbyen, centre arctique de la recherche et du tourisme du Spitzberg. Le Polargirl, modeste cargo norvégien, glisse dans les eaux glacées du Billefjord, interminable méandre monochrome. C’est le plein été, l’air est frais et le ciel trop bas. L’Arctique, d’ordinaire si austère, semble ouatée, toujours surréaliste. Sur le pont du navire qui les emmène à Pyramiden, quelques curieux observent de juvéniles goélands surfer sur des vagues éphémères puis s’évanouir dans cette brume pâle qui dévore l’horizon. Le passage qui mène à la ville fantôme est ouvert aux touristes pour quelques brefs mois, puis le froid, la glace et les ténèbres se renfermeront de nouveau sur Pyramiden qui apparaît maintenant au bâbord du bateau. C’est une vision tellurique qui s’échappe de la brume d’advection remontant de l’Isfjord. Déchirée par la structure sédimentaire des strates, la montagne Pyramiden écrase de son imposante présence le rivage dont la carte révèle le nom : Mimerbukta.

Le Polargirl accoste au quai de chargement des anciens navires charbonniers.  Le cœur de la ville, reliée à la montagne éponyme par un long tapis transporteur, se tient à l’écart du rivage. Sur le ponton aux quelques planches pourries, un monument annonce l’entrée dans ce qui fut l’avant-poste septentrional de l’Union Soviétique. Ivan, l’un des cinq gardiens russes qui veillent sur ce mausolée, attend l’équipage avec son vieux Mauser porté en bandoulière dans le dos. C’est un solide gaillard, un taiseux, au regard brillant. Il porte une veste rouge qui tranche avec son triste bonnet gris. Il sera notre guide,  censé surveiller le flot de touristes venus des quatre coins du monde. Le pillage de masse des reliques du constructivisme révolutionnaire a insidieusement contribué au lent délabrement de Pyramiden. Peut-être y a-t-il de l’argent facile à se faire en vidant la ville de ses souvenirs, tout comme les mineurs ont vidé le ventre de la montagne de son charbon. C’est pour cela que ces cinq hommes habitent une simple cabane en bois posée près du quai. Ils sont les gardiens du temple. Ceux qui veillent sur un mausolée industriel. Leurs vies sont très éloignées de leurs prédécesseurs mais je doute qu’ils aimeraient revenir en arrière, aux origines de cette illusion, celle de l’ancienne URSS, à son économie de plan et à sa doctrine utopique.

Il faut suivre une ancienne voie ferrée désossée pour atteindre l’entrée de la ville marquée par un énorme panneau d’acier. Dès les premiers pas le paysage impressionne. La terre veinée par les eaux de fonte de la Mimerelva a pris la couleur des terrils. Le danger, pour Pyramiden, vient de là. En prenant sa source dans le lac Bertilbre, la rivière creuse de profonds sillons mettant à mal les fondations des bâtiments avant de se jeter dans le Billefjord. Le Trust russe Arktikougol ou Trust, propriétaire depuis 1931, ne montre que peu d’intérêt dans l’entretien du site. La faute ne lui incombe pas vraiment : l’ancienne commission censée gérer ses possessions soviétiques au Spitzberg a été dissoute avant l’arrivée au pouvoir de Poutine. Depuis, aucune directive claire n’a été donnée. Le futur de la ville s’est quelque peu perdue dans les limbes administratives.

Ivan poursuit la visite de son pas élancé. On ne peut pas vraiment traîner face à tel rythme. Ni absorber le choc de cette rencontre. Quelques touristes volent des clichés tandis qu’un second guide surveille nos arrières. Non pas que l’endroit soit dangereux mais les ours polaires qui errent dans cette partie du Spitzberg, affamés de leur long hiver polaire, peuvent parfois ressentir de l’inimitié envers de dodus bipèdes.

A droite du petit groupe de touristes, un funiculaire couvert serpente le long de la montagne. Pendant de longues années des mineurs venus essentiellement de Toula, une ville située au cœur de la Russie toute proche de Moscou, ont creusé dans ses plus abyssales ténèbres, raclant sa roche noire pour dévorer son âme arctique. Et puis soudain, en haut d’un chemin encore bitumé, Pyramiden apparaît. Fantasmagorique. Entière, totale, stupéfiante, dans un silence assourdissant. Tout est là : les immeubles de quatre étages, le palais de la culture, le cinéma, l’école, les pompes à essence, la piscine couverte, le jardin d’enfant, l’hôpital, la rue principale large et bien aménagée. C’est une vision vertigineuse que de voir une ville intacte, inanimée, écrasée par un ciel si colérique qu’on le croirait prêt à exploser. Une ville déshabillée de ses habitants. D’une totale impudeur. A la beauté virginale. Tout autour se trouvent pourtant les traces de leurs vies antérieures. Ici une chaussure de sport laissée sur un mur, là une simple chaise posée devant l’entrée d’une résidence, plus loin des chariots de mineurs abandonnés dans la rue, encore prêts à servir. Et puis, tout au fond, une aire de jeux avec d’étranges balançoires devenues perchoir à goélands, des toboggans abandonnés du rire des enfants. Derrière les murs souillés de la bibliothèque, des photos jaunies sans légende. Les murs sont baignés de cette lumière arctique qui dévore les ténèbres dans un rite immuable. Elle renforce l’absence de vie et ce vide cataclysmique. C’est un monde figé, déroutant, cerné par des paysages à la beauté photographique, prisonniers de cette brume collante. Quelque peu effrayant aussi, tout droit sorti d’un film de science-fiction.

-« Hallucinant ! » murmure Dominique, une française venue avec son mari et leur jeune fils se heurter à cette vision apocalyptique.

 

Pyramiden impressionne par sa stature. La ville a été dessinée pour accueillir un peu plus de 2000 habitants, bien qu’ils n’aient jamais été aussi nombreux à y vivre. Au plus haut de la production de charbon, dans les années 80, la ville comptait 715 hommes, 228 femmes et 71 enfants. Qu’est-ce qui a bien pu pousser ces femmes et ces hommes à venir s’installer aux confins du monde, sur une terre aussi sauvage, dévorée par l’obscurité durant de longues semaines ? Certainement l’idée d’un paradis prolétaire sans argent, d’une société idéale socialiste, d’un monde parfait. Tout était gratuit pour les mineurs venus extraire le charbon du Svalbard. Ici, pas besoin de roubles pour vivre à part, pour aller boire un verre au bar. En outre Pyramiden offrait des activités culturelles auxquelles certains de ces mineurs n’avaient pas accès en Russie. Théâtre, cinéma, studio de danse classique, centre sportif, musée polaire mais aussi une bibliothèque où était classés plus dix mille ouvrages issus de la littérature mondiale.

 

Les différences de salaires avec la Russie finirent par rendre plus tentant un départ pour cette ville idéalisée. Deux ou trois contrats garantissaient un retour au pays dans les meilleures dispositions avec la possibilité d’acheter son logement. Le communisme triomphant en sorte. Et puis Pyramiden était considérée comme une exploitation modèle et moderne pour les mineurs venus creuser la roche du Spitzberg. A quelques heures de bateau de là, à Barentsburg, autre ville minière russe installée au Svalbard, les conditions étaient bien plus rudimentaires. Pyramiden plaisait donc davantage. Comme les organes administratifs soviétiques se trouvaient à Barentsburg cela donnait plus de libertés et de souplesse politique à Pyramiden. Mais cela lui fut fatal. Pyramiden mourut,  contrairement à Barentsburg qui est toujours habitée par des familles venues de Russie exploiter le charbon arctique.

 

Aujourd’hui Pyramiden est un monument à la mémoire d’un État et d’une idéologie disparue. Un lieu extraordinaire pour les touristes curieux. Elle garde pieusement les souvenirs fantômes de ses femmes et de ses hommes, de leurs vies, de leurs espoirs et de leurs rêves. Voir les murs du palais de la culture scander encore des slogans de propagande : Gloire à la ville minière ! Gloire aux mineurs du Spitzberg ! touche presque au sacré et à l’irréel. En cela Pyramiden nous transmet d’indicibles sentiments lorsque les regards croisent les reliques de ces existences envolées. Les touristes qui viennent ici, en territoire polaire, déserté par une idée commune depuis peu, parcourent non seulement des galeries funéraires idéologiques mais aussi un espace-temps qui nous sépare d’une période forte de notre histoire. Pyramiden n’arbore pas uniquement un buste vieilli de Lénine ou bien les symboles du communisme frappés sur de la tôle rouillée. Elle reste comme un monument collectif de l’espoir des hommes dans une société meilleure mais aussi de leur folie. Croire un seul instant que le froid, le vide et la lutte incessante de la lumière et des ténèbres pouvaient matérialiser une société idéale était une utopie.

 

Derrière la vitre cassée de l’hôtel Pyramiden qui borde la rue d’Octobre et son terre-plein central, on imagine des scènes de vies effacées. C’est le 31 mars 1998 que fut rempli le dernier chariot de charbon. D’un seul coup d’un seul, comme empli d’une frayeur glacée, les quelques 1000 personnes qui habitaient ce lieu censé être la vitrine immaculée de l’expérience soviétique disparurent. En quelques jours, ces colons de l’extrême mirent fin à 60 ans d’existence polaire. Laissant derrière eux leurs chats, leurs livres, leurs souffrances, les cicatrices de leur passage et les fragments de leurs vies inachevées. Un passé antérieur. C’est désormais depuis les rebords des fenêtres des bâtiments aux pierres grises que des goélands prédateurs règnent en maîtres absolus. Leurs nichées braillardes n’ont de cesse d’affirmer leur souveraineté sur cette ville dissoute et de recouvrir de leurs fientes les toboggans rouillés des enfants. L’air épais de Pyramiden ne peut rien changer. Ils sont les maîtres pourfendeurs du temps et de l’espace. Les chats ont subi cette loi implacable. Ils ont tous été retrouvé morts. Lorsque les hommes sont enfin revenus, docilement, admirer ce chaos qu’ils avaient laissés, ils ont construit un tournesol d’acier et les ont enterrés là. Pas très loin du visage de pierre de Lénine qui regarde obstinément vers un sud inaccessible. L’histoire de Pyramiden s’écrit ainsi. Avec de la mine noire arctique. Tirée du labeur éreintant des mineurs qui ont creusé de leurs mains la roche du Spitzberg, parfois au prix de leur vie.

 

Elle est à l’image de notre société basée sur la consommation d’une énergie fossile, non renouvelable, et qui, comme beaucoup de nos certitudes, part en fumée. Pyramiden est tragique. Comme son destin. Les touristes du Svalbard le découvrent au bout de leur visite, Il n’y a qu’à voir leurs visages stupéfaient quand l’heure passée à glisser au milieu de sa beauté glacée, de son fracas silencieux, s’évapore. Ces femmes et ces hommes ont pris le pouls de l’Histoire. A Pyramiden, face au palais de la culture, la chute du réalsocialisme nous renvoie à celle plus proche du néocapitalisme. A la fin de notre monde. Ivan, le guide, sait tout cela tandis qu’il entraine son groupe de touristes dans la brume qui les engloutit, déjà.

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